Je me rappelle
La verdure un peu sale de la Volga, des flics veillent pour qu'aucun jeune du camp d'amitié ne s'égare à épier ce que de toute façon on n'a pas trop envie de surprendre des turpitudes d'une URSS qui vieillit si mal
Tout ça te met plus en colère que moi, on s'est à peine croisés, on n'est pas dans le même groupe, c'est dommage.
Je me rappelle
Le ciné-club de l'Huma , des jeunes et des vieux communistes se découvrent des talents de critiques et discutent réalisme socialiste à propos des derniers films post-soixante-huitards. En général l'histoire finit plutôt mal : l'espèce humaine anéantie par une guerre nucléaire, deux carabes dorés sortent du sable ; ou bien un chevalier ravagé par la culpabilité et le doute –il n'est pas sûr du « jugement de Dieu »- se laisse frapper d'un coup de hache par son adversaire qu'il veut épargner : bien sûr, il en meurt
Des fois tu viens en fratrie. Je vais devenir prof, ça t'épate, mais personne ne sait encore que je vais d'abord me planter au concours, passer un an à ficeler des journaux pour survivre sans demander un sou à mes parents, puisque je viens de décider de fuir la famille et mon sentiment de culpabilité sous prétexte de faire de la place à mes cinq frère et soeurs restant(1). Le retour est pénible, c'est long le métro et le train de banlieue, c'est long avant la prochaine séance
Je me rappelle
La librairie Clarté, square Montaigne, le rideau de fer aux trois quarts baissé pour se protéger des gauchistes, quelques livres marxistes léninistes dans la poussière des rayonnages, la cave où on se réunit au lieu de préparer les examens, pour essayer de bien comprendre la politique du Parti, pour manigancer comment on va rénover l'UNEF, pour se répartir la corvée de la vente du journal
Je te téléphone, avec le vieux combiné à compteur qui est dans un coin au fond, derrière les paquets de tracts. Je t'ai peut-être écrit aussi, avant
Je me rappelle
Un minuscule théâtre perdu dans les anciennes Halles, l'Exception et la règle, un Brecht très épuré , deux comédiens enfarinés qui courent beaucoup sans avancer, mais une dialectique inéluctable : ça finit bien pour le prolétariat
On est une petite bande. On est des gamins. On monte des escaliers en courant, je joue à te porter ,ton pantalon se déchire un peu, fou rire. On se donne rendez-vous
Je me rappelle
Un drôle de taudis encrassé loué aux communistes du Raincy dans lequel se désespère ma longue adolescence endeuillée
Un tatouage à moitié brûlé sur ton bras, la marque du temps des fugues, du sang vendu pour manger. Je ne peux pas te dire que pour moi c'est la première fois…Comment dire ça à une fille, une fille comme toi qui si jeune a déjà tant vécu, moi qui ai monté des barricades en 68, moi qui ai eu déjà vingt ans ! Quel âge bête ! Un inoubliable désastre
Sûr que je ne méritais de remporter aucun concours du premier coup
Je me rappelle, c'était trente ans plus tard
Une grande manifestation pour le 17 octobre 1961, si longtemps après, mais personne ne peut noyer la mémoire, on pardonne un peu à Mitterrand mais sûrement pas au FN, pas à la droite : ceux là ne sont pas près de gagner les élections, on va même obtenir le droit de vote des immigrés !
Tu me reconnais, ma mémoire a d'abord quelques ratées, tu me racontes ton mariage passé, ton fils lycéen, ta rencontre avec Dieu, ta conception de l'Islam, ton association, je parle de ma fille à l'école primaire, des luttes avec les sans papiers, du réseau que j'anime, je dis sans doute du bien des communistes , tu pourrais venir à nos débats…et puis je perds très vite ton numéro de téléphone et ton adresse que j'avais dû griffonner sur un tract
Je me rappelle, c'était il y a quelques mois
Une terrasse encombrée au dessus de communistes –cinq-mille, pas la peine de compter, puisqu'on vous le dit !- Marie George va-t-elle dire ce qu'on attend ? mais chacun attend une chose différente, la pauvre, encore une fois elle mérite mieux, elle est de ma génération, et elle non plus, quand elle avait vingt ans, n'avait pas trop envie de surprendre les turpitudes d'une URSS qui vieillissait si mal
Envie de voir ça de plus loin, de plus haut, sous prétexte de photographier, pas à l'aise dans cette initiative mal ficelée. C'est encore toi qui m'as vu. Mais cette fois, je ne me laisse plus surprendre, d'ailleurs, tes yeux, ton rire n'ont jamais changé
Tu as peut-être après tout raison de croire à l'immortalité
Moi, tout ce que je sais c'est que je ne suis pas prêt à mourir, parce que «celui qui meurt oublie» (à moins que ce ne soit l'inverse), et ma mémoire est trop fidèle pour ça
Ce que je voulais démontrer.
- En 1969, mon frère, Jacques, s'était suicidé, à l'âge de 17 ans. La même année naissait ma quatrième sœur.

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