Vous
êtes en fructidor, an CCXXIV, quand vous lisez ces lignes. Ou si vous préférez,
entre le 134 et le 155 mars 2016, lequel sera le jour
d’ouverture de la fête de l’Humanité.
Fructidor :
ainsi avaient nommé le dernier mois du calendrier révolutionnaire des savants
et poètes utopistes, qui voulaient radicalement
bousculer l’Histoire : leur An Un commençait le jour de la proclamation de
la République, le 21 septembre 1792.
Les paroles de Fabre
d’Eglantine sonnent encore, avec toute leur audace, leur force et leur candeur,
malgré l’usure des mots de l’époque :
" La régénération du peuple français,
l'établissement de la République, ont entraîné nécessairement la réforme de
l'ère vulgaire. Nous ne pouvions plus compter les années où les rois nous
opprimaient, comme un temps où nous avions vécu. Les préjugés du trône et de
l'église, les mensonges de l'un et de l'autre, fouillaient chaque page du
calendrier dont nous nous servions. Vous avez réformé ce calendrier, vous lui
en avez substitué un autre, où le temps est mesuré par des calculs plus exacts
et plus symétriques. "
La révolution fut cruelle pour
Fabre d’Eglantine, impitoyable pour André Chénier, ingrate pour Romme. N’empêche que leur temps nouveau dura tout de
même douze ans et trois mois, de son adoption, le 14 vendémiaire an II,
jusqu’au 1er janvier 1806. Et huit des onze créateurs du calendrier révolutionnaire
et républicain survécurent au rétablissement du calendrier grégorien par
Napoléon Bonaparte.
Aucun bien sûr ne vit l’éphémère printemps de la Commune de Paris, ni ne lut les décrets ou les quelques numéros du Fils du PèreDuchesne illustré, qui redonnèrent vie à leur utopie le temps d’un floréal an LXXXIX. Et puis comment être sûr qu’ils auraient été du bon côté de la barricade dans cet assaut du ciel qui ne dépassa pas prairial ? Ce qui est sûr, c’est que le treizième fructidor n’eut jamais lieu.
Aucun bien sûr ne vit l’éphémère printemps de la Commune de Paris, ni ne lut les décrets ou les quelques numéros du Fils du PèreDuchesne illustré, qui redonnèrent vie à leur utopie le temps d’un floréal an LXXXIX. Et puis comment être sûr qu’ils auraient été du bon côté de la barricade dans cet assaut du ciel qui ne dépassa pas prairial ? Ce qui est sûr, c’est que le treizième fructidor n’eut jamais lieu.
Mais comment imaginer que nous vivrions en cette fin d’été la saison où la saveur des fruits dépasse la promesse des fleurs ? Quant à penser que le 31 mars 2016, où après une grande manifestation, la naissance de Nuits debout, place de la République, aurait inauguré un printemps ininterrompu des peuples, il faudrait être des plus radicalement utopistes pour se risquer à en faire foi.
Il ne suffit pas de subvertir
les mots ni d’en inventer de nouveaux, pas plus que d’imposer le décompte
décimal des jours ni de décider de la date de naissance d’une période nouvelle
de l’Histoire, pour que les temps changent. D’ailleurs, la révolution de notre
planète était rebelle à la gouvernance par les nombres des intellectuels
révolutionnaires de 1793 : douze fois trois décades ne font que trois-cent
soixante jours. La solution : ajouter une sans-culottide de cinq ou six
jours, pour dompter, presque, le cours du temps.
Vous
vous demandez donc quelle mouche m’a piqué en ce mois finissant d’août-thermidor, si
lourd d’une actualité brûlante et de lendemains d’avance désenchantés, à
vagabonder ainsi dans les utopies de la République naissante ? C’est que je cherchais une accroche pas banale,
pour un banal article, quelques signes dans un bulletin communiste, à propos de
la rentrée qui vient.
Soudain,
fructidor ? est venu, comme ça,
gorgé de saveurs, du bonheur d’une récolte succulente, de l’amour d’une nature
généreuse, de la récompense d’un travail fécond. Un
titre interrogatif, comme un défi de possible malgré tout, comme une ironique
amertume sur une planète dont on épuise les ressources vitales pour l’espèce
humaine, une Terre sur laquelle depuis une semaine déjà notre civilisation vit
à crédit.
Fructidor ? ça sonne comme un rappel qui bat, un appel
à ne pas se laisser abattre.
Ceux qui malmènent le monde
asservissent l’Humanité laborieuse dans leurs algorithmes, massacrent la
politique dans leur société du spectacle, broient les mots dans leurs discours
tordus. Ceux qui tiennent le pouvoir, d’Etat, de la Finance, des Médias, savent
combien le contrôle du temps est important. Vous êtes archaïques, le monde a changé, nous
sommes en retard sur nos concurrents…Vite il faut des réformes. Pour qui, pour
quoi ? pas de temps à perdre en palabres. La démocratie c’est voter tous
les cinq ans, pour un président et sa majorité, entre temps quelques
scrutins-intermèdes, mais pas de temps à perdre : les experts des cabinets
et commissions font l’opinion en direct, et les sondages disent instantanément
l’opinion. Leur marché des mots doit être aussi fulgurant que celui de la
finance : l’immédiateté de l’émotion plutôt que la lenteur du
raisonnement, persuader plus tôt que convaincre. Les maîtres de la novlangue savent y négocier
l’inflexion de leurs éléments de langage.
Le travail ? un coût à réduire ; les cotisations sociales ?
des charges ; les pauvres ? des profiteurs ; le changement ?
réformer pour mieux exploiter ; les armes de la guerre ? c’est bon
pour l’économie, l’ordre, la sécurité et la paix…
C’est à la racine qu’il faut
changer de calendrier et de république, de mots et de discours, pour changer radicalement
le cours des choses mortifères de notre temps. Mais voilà que radicalisation
est devenue le nom de la force du mal. Se
radicaliser ce serait se métamorphoser en assassin terroriste, ensorcelé
par des discours intégristes, haineux et nihilistes aux accents religieux. Nos
gouvernants, et d’autres qui à droite et à son extrême veulent prendre leur
place, nous mobilisent pour une guerre contre des signes : vêtements ostentatoires,
discours inciviles, faciès suspects. La laïcité, dans leur novlangue, c’est
l’islamophobie. Penser autrement, ce serait être un traitre aux valeurs de la
République, ou un idiot utile à l’ennemi. Pourquoi cette manipulation d’éréthisme ?
Pour faire diversion, diviser, désigner des boucs émissaires, étrangers ou
mauvais français d’origines douteuses. Remplacer dans les cerveaux l’image de
la lutte de classe, réelle, par l’image, mythique, d’une identité en
souffrance, à défendre contre « l’autre ». Mais pas seulement :
la machine à déradicaliser est prête à faire passer à la trappe ceux qui
échappent à d’autres discours-pièges, qui ne croient pas à la religion du
néo-libéralisme, qui résistent et manifestent, qui élaborent des propositions radicalement
hétérodoxes.
Fructidor ? c’est
l’invocation du pouvoir des mots, l’espérance folle de conquérir la maîtrise
des temps et des discours, l’appel à la rébellion contre la dictature des
puissants.
Mais comment, en un feuillet, expliquer
Fructidor ?
Et puis les mots du passé ne peuvent éclairer
l’avenir que ,si ,aujourd’hui on résiste et on invente. Résister, inventer :
voilà enfin trouvé un titre pour le papier qu’on attend de moi, qui pourrait
donner quelque chose comme ça :
Résister, inventer
En cette rentrée, l’avenir est incertain. Le rapport
des forces semble en faveur de ceux qui veulent que rien ne change, sinon en
pire. Selon nos « gouvernants », il n’y aurait pas d’alternative
possible à gauche. Entre la droite « décomplexée » et
son extrême, entre ceux qui, à la tête de l’Etat, trahissent les valeurs de la
gauche, et la droite, leurs mots et leurs actes, au fond, se ressemblent. Rien
à attendre alors de 2017, sinon reconduire les mêmes, ou encore une alternance,
entre ceux qui sont au pouvoir, et ceux qui veulent prendre - ou reprendre –
leur(s) place(s) ?
Libérer la parole et le
pouvoir d’agir, c’est urgent. Nous vivons un temps
déraisonnable où le nouveau tardant à naître, surgissent des monstres. Nous
vivons une période de crise, du local au mondial, où les choses ne peuvent plus
rester ce qu’elles sont, ni redevenir ce qu’elles étaient. Au-delà de telles
formules, au-delà des slogans, pour que les leçons du passé éclairent les
questions d’avenir, il faut résister et inventer. La montée du mouvement
social, des luttes de classes – inséparables des luttes pour l’égalité, les
libertés et les droits des personnes humaines, sans racisme, sans
discrimination – le printemps des Nuits debout, montrent que nombreux - et
divers – sont celles et ceux qui sont disponibles pour bousculer l’oligarchie
et ses institutions, pour raviver la démocratie.
La bataille engagée contre la loi de
casse du code du travail est emblématique. Une nouvelle manifestation se prépare pour le 15
septembre. L’expertise collective du monde du travail, des citoyens, est plus
forte que tous les mensonges des médias inféodés au monde de la finance. Donner
encore plus de pouvoir pour faire travailler plus et gagner moins, pour
licencier, à des patrons qui privilégient les gros actionnaires, les placements
financiers, la mise en concurrence des salariés en France et dans le monde, ce
serait bon pour l’emploi ? Comment croire de telles balivernes, quand le
nombre de chômeurs continue de croitre, alors que des dizaines de milliards
supplémentaires, ponctionnés dans des dépenses de services publics, leur ont
été offerts, à ces patrons, depuis 2012, pour créer « un million
d’emplois » ? Bien sûr qu’il est possible de faire autrement ! Elaborées
avec des économistes, des syndicalistes, et pas seulement des communistes, des
propositions existent, et inspirent déjà des luttes, pour une sécurité d’emploi
et de formation, pour de réels pouvoirs des salariés, pour que l’argent soit
investi dans le développement des capacités humaines, pour répondre au défi des
nouvelles technologies, à l’urgence écologique.
Investir
dans la jeunesse, l’éducation, est
déclaré prioritaire. Mais le système scolaire est en crise. Le manque de
places dans des filières, la mise en concurrence des universités, le coût de la
vie étudiante, renforcent la sélection sociale. Mais c’est à tous les niveaux
que le système est sélectif et inégalitaire, au détriment des enfants des
catégories populaires, que l’école de l’égalité est à construire. Un
appel à la grève est lancé pour le 8 septembre dans le second degré, contre la
réforme des collèges et les conditions de sa mise en place, dénoncées comme une
aggravation des inégalités sociales et géographiques, une réduction
d’enseignements, une mise en concurrence renforcée d’établissements... De la
maternelle au lycée, le manque de professeurs, la crise de leur recrutement, dus
au manque d’attractivité du métier, aussi difficile que mal rémunéré, inquiètent
et mobilisent. Les propositions de revalorisation des salaires, d’ouverture de
pré-recrutements, avec rémunération pendant les études, afin de permettre à
d’avantage d’étudiant-e-s de passer les concours, après cinq années d’études
supérieures dans de bonnes conditions, ne sont pas prises en compte. Alors le privé marchand est à l’offensive.
Ainsi, l’officine étatsunienne Teach for France, créature de grands groupes
financiers, va envoyer, dans des collèges en REP, des contractuels, après
cinq semaines de stage, dans un école privée de gestion et de management, pour
tout bagage pédagogique ! Nos « gouvernants » laissent introduire
un tel cheval de Troie, et beaucoup d’autres dérives, dans le service public
d’Education nationale, au mépris de la laïcité, dont ils prétendent par
ailleurs être les défenseurs.
C’est dans tous les domaines une politique
soumise à la finance, aux desiderata du MEDEF et des forces réactionnaires qui
asservissent les peuples d’Europe et du monde, c’est une politique de
régressions dans tous les domaines, de reculs de civilisation, que Hollande,
Valls et leurs ministres veulent faire passer de force. Ces coups portés à la démocratie,
cet autoritarisme, font le jeu de la droite et du FN qui surenchérissent. C’est
l’utilisation répétée du 49-3 face à un parlement et un opinion majoritairement
hostiles, l’acharnement à faire condamner des syndicalistes, des
associatifs ; c’est la violence policière contre des manifestants, contre
des jeunes ciblés au faciès ; c’est la stigmatisation d’une partie de la
population en raison de ses croyances religieuses ; c’est la banalisation
de l’état d’urgence et la multiplication des lois, circulaires et arrêtés
liberticides ; c’est la maltraitance des arrivants : demandeurs
d’asile, migrants, hommes femmes et enfants …
Une telle politique n’a évidemment
aucune efficacité pour empêcher que l’horreur des attentats, qui font des
milliers de victimes dans le monde, frappe le France. Pas plus que les
guerres sans fins dans lesquelles notre pays est engagé. Au contraire, des
groupes terroristes, comme daesh qui ne cache pas son objectif de jeter un pays
comme le nôtre dans la guerre civile, y trouvent des arguments pour recruter de
nouveaux assassins fanatisés ou adouber des criminels suicidaires. Pour la
paix, pour lutter contre les terrorismes, ce sont, sur le plan international,
des initiatives de l’ONU, prenant en compte l’urgence humanitaire, les droits
des peuples, et la reconstruction de pays ravagés par des décennies de
massacres, qui sont à construire. Dans notre pays, c’est une politique
radicalement nouvelle, une république démocratique, solidaire et citoyenne, inclusive
de toutes les composantes de la population, qui sont à inventer, pour
revitaliser les valeurs communes de liberté, d’égalité et de fraternité.
Les échéances électorales nationales
de 2017 occupent le « calendrier politique ». Mais, d’aucun des aspects de la crise de civilisation
que nous vivons, personne ne s’en sortira enfermé dans ses frontières. C’est à tous les niveaux - local,
national, européen, mondial -, qu’il faut disputer et conquérir des pouvoirs,
gagner des solidarités, des échanges équitables, des coopérations entre les
peuples, construire du commun, pour inventer une mondialité nouvelle contre les
logiques prédatrices et guerrières de la mondialisation capitaliste
C’est beaucoup trop long, bien
sûr : alors j’ai beaucoup rogné depuis. N’en restera donc qu’un trognon, quand
peut être vous le lirez imprimé, mais j’espère qu’il contiendra encore assez de
pépins féconds pour que germe puis murisse l’espérance Fructidor ?
Ecrit
entre le 27 et le 30 thermidor an CCXXIV, entre le 129 et le 133 mars 2016
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