Dans le débat sur les retraites :
Un article de Jean Louis Sagot Duvauroux, publié dans le journal « L’Humanité », en juin 2000
"La retraite à soixante ans est-elle, comme on l’entend assez souvent, un anachronisme, une réforme inspirée par un monde disparu, celui du travail ouvrier, de la vie brève et des médicaments incertains ?
Porté par ceux qui veulent faire sauter ce « verrou », l’argument consiste à dire : puisque nous vivons plus longtemps et en meilleure santé, reculons le moment où nous sortons du travail pour nous reposer.
Mais si l’on écoute bien le peuple des retraités, on entend souvent une autre chanson : j’ai l’impression de n’avoir jamais été aussi actif, je fais tout ce que je n’ai pas pu faire dans ma vie, je travaille enfin pour moi….
C’est qu’il s’est passé quelque chose d’une énorme importance pour la civilisation.
Initialement inspirée en effet par le besoin de repos et le souhait de ne pas mourir à la tâche, la diminution de la part de notre temps aliénable sur le marché du travail a rencontré les progrès de la médecine et des conditions de vie.
Du coup, une bonne partie du temps libéré est passée de l’autre côté du miroir ; Il a cessé d’être polarisé, annexé par le temps vendu. Il n’est plus uniquement voué à la réparation de nos forces ou à la mise au garage de nos corps décrépis.
Durant ce qu’on appelle la « vie active » (comme si n’était « active » que l’activité vendue), la force de travail que nous sommes contraints de vendre aux propriétaires des moyens de production se déploie dans le temps.
Dans ce temps vendu par contrat, nous obéissons au chef d’entreprise et faisons ce qu’il nous dit de faire.
Moyennant quoi, il nous paye ce que vaut notre force de travail sur le marché du temps humain et dispose comme il l’entend de la plus-value produite par notre activité.
Notre force de travail est une marchandise.
Notre temps est une marchandise.
Notre intelligence, notre adresse, nos muscles sont des marchandises.
De ce point de vue, ils s’évaluent et s’échangent sans difficulté en sacs de pommes de terre ou en cassettes vidéo et finalement en monnaie.
Que produisons-nous d’utile et commercialisable durant ce temps perdu ?
Le maçon produit un mur. Le cuisinier du restaurant produit un plat. Le rédacteur administratif produit un texte. Et tout ça aussi est de la marchandise.
Vient le temps de la retraite à soixante ans, de la retraite en bonne santé.
Le maçon construit alors sa maison de campagne. Le cuisinier concocte des soupers fins pour son épouse. Le rédacteur écrit des poèmes. Mais ce ne sont plus des marchandises.
Ces biens produits par l’activité de retraités en pleine forme peuvent bien avoir le même usage que ceux de même nature qui sont mis sur le marché- nous abriter, nous nourrir, nous enchanter- mais ceux- ci ne sont faits ni faits pour être vendus ni pour assurer la survie, ils sont faits par simple goût de vivre et pour être partagés avec les siens. Voyez d’ailleurs comme on les aime différemment, d’une façon, on dirait plus humaine. Voyez comme on s’y attache, comme on s’en agrandit.
Evidemment, le marché du travail et des marchandises se rebelle contre cette concurrence très menaçante à laquelle ne l’avaient pas habitués les bons vieux retraités de jadis, cassés par de longues années vendues au patron pour survivre.
Une avalanche d’arguments vient à l’assaut de ce continent nouveau, de ce monde naissant où l’activité humaine se déploie gratuitement et où les biens produits ne sont pas destinés à la vente mais au partage.
En face, le vrai communiste rigole et ne se laisse pas impressionner quand on lui dit : la retraite à soixante ans, c’est une vieillerie ouvriériste.
Il s’y accroche au contraire, il en fait un levier et pense à tout ce qui peut donner avantage encore d’espace et de nerf à ce retournement de situation.
D’abord, il constate que les évidences du marché peuvent céder devant la volonté populaire exprimée par la loi. Ça l’encourage.
Il constate aussi que les représentations marchandes n’ont pas entièrement colonisé nos têtes et que les évidences de la gratuité font de la résistance.
Non le cuistot à la retraite ne fait pas payer ses invités quand il leur prépare un plat de choix et chacun trouve ça « normal »
Explorer le territoire largement en friche du temps libéré .
Apprendre à s’en servir.
Apprendre à être libre.
Discerner les points où le marché est en difficulté, inefficace, obscène.
Faire naître les activités nouvelles dont la société rêve secrètement mais qui, faute de rentabilité marchande, semblent utopiques ou « sans valeur » : l’art et la culture pour tous, le soin attentif des liens sociaux, les espaces de convivialité, l’humanisation de la vie commune.
Investir et alimenter les espaces que le marché a du mal à cornaquer, par exemple, internet et l’information.
Ce faisant, si le marché capitaliste ne peut plus affirmer « l’activité utile, c’est moi seul » sans être immédiatement contredit par les faits et dans les têtes, on a quelques chances de modifier en profondeur le rapport de forces.
La retraite à soixante ans, on peut en faire un des plus beaux jours que les luttes de classes aient jamais joué au marché capitaliste."
Lire aussi l'article de Lucien sève, "reconsidérer le bien vieillir" dans Le Monde Diplomatique de janvier 2010.
Jean-Louis Sagot Duvauroux est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Emancipation, que l'on peut lire gratuitement en ligne.

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